L’histoire du Monde vue par la tradition musulmane

 

 

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Tamim Ansary, L’histoire du Monde vue par la tradition musulmane,

Traduit de l’anglais par Christophe Jaquet

ed. Les Belles Lettres, Paris, 2019, 492p.

par Claude Brette

Avertissement au lecteur

Encore plus que par le passé, ce compte-rendu de lecture est une invitation à entrer dans un récit épique, attractif, facile à lire…Depuis l’Iliade et l’Odyssée, les grandes aventures humaines sont ponctuées par des récits « homériques » souvent interprétatifs des Mondes Religieux : par exemples, la Torah pour les juifs, la Bible pour les chrétiens et ici le Coran pour les musulmans ! Au moment où la question de la culture musulmane, via la question laïque, se pose avec force et vigueur dans notre France républicaine, l’étude du contenu de cet ouvrage s’impose. Si l’histoire du christianisme qui a marqué notre civilisation s’étale sur vingt-et-un siècles, l’histoire du monde musulman proposée ici se déroule seulement sur quatorze siècles… Les événements vécus dans le temps avec nos compatriotes musulmans, fussent-ils difficiles, violents… représentent une « goutte d’eau » dans la grande Histoire. Cette plongée dans cette tradition musulmane, cette civilisation est instructive et nous aide à comprendre nos similitudes et nos différences et surtout à envisager un projet commun humaniste pour les années à venir…

Récemment, en suivant une émission télévisuelle, j’ai découvert un personnage fascinant, de mon point de vue, Ghaleb Bencheickh, créateur de la Fondation de l’Islam de France. Avec son frère, Soheib Bencheikh, Ils œuvrent inlassablement pour actualiser la pensée musulmane en approfondissant son histoire « Si la religion est cet ensemble de vérités soumises à l’intelligence humaine, la tentative de cette intelligence de les élucider, de les comprendre et surtout de les harmoniser intellectuellement de façon communicable, se nomme théologie. Mais comprendre et harmoniser sont des opérations issues d’une intelligence temporelle marquée par l’insertion dans son siècle. Le plus grand bien d’une religion vient de sa théologie, mais son plus grand mal vient également de sa théologie si elle stagne. » 

Tamim Ansary nous aide à entrer dans ce monde inconnu qui fait peur aux Occidentaux. Cet écrivain, journaliste, enseignant, afgho-américain, nous propose un récit instructif, interprétatif pour nous aider à comprendre la tradition musulmane. Tamim Ansary et son traducteur, à partir de la version anglaise, Christophe Jaquet, s’efforcent de rendre compréhensibles au plus grand nombre des faits et gestes, des lieux et des dates, à partir de locutions diversement orthographiées dans les langues originales arabe, perse et autres… « J’ai décidé de suivre pour ce livre un seul et même principe : choisir autant que possible l’orthographe la plus simple et la réduction la plus reconnaissable ». Au passage ce récit s’appuie sur de nombreuses références bibliographiques à caractère scientifique. De plus un index très fourni (près de 1000 repères) nous permet de retrouver des thèmes abordés (d’ Abbasides à Wahhabisme….), des lieux parcourus ( Afghanistan à Syrie…), des personnalités évoquées, parfois surprenantes (de Francis Bacon à Richard Wagner…) Pour nous aider à nous situer géographiquement, des cartes judicieusement réparties tout au long de ce récit nous aident : par exemple sur le théâtre des croisades ou – plus près de nous – sur la politique des mandats et la division du monde arabe en 1932.

Tamim Ansary précise d’entrée de jeu son parti pris pour proposer ce récit qui recoupe plusieurs millénaires. « L’approche universitaire, un peu plus encline au scepticisme, s’appuie sur des sources non musulmanes qu’elle estime plus objectives que les sources islamiques… pour mettre à ce jour ce qui s’est réellement passé. Mais mon but est avant tout de donner une idée sur ce que les musulmans croient qu’il s’est passé, car c’est cela qui a motivé les musulmans au fil du temps, et qui rend intelligible leur rôle dans l’histoire du monde » et ce, depuis les années qui ont précédé la naissance de Mahomet. Pour cela l’auteur articule son récit en 10 temps : l’Antiquité ; la naissance de l’Islam ; le califat ; la fragmentation ; la catastrophe ; la renaissance ; la pénétration de l’orient par l’occident ; le triomphe des modernistes laïques ; la réaction islamiste…

  • 1 / La Mésopotamie et la Perse au centre de ce « Monde du Milieu », le cœur de notre civilisation commune. Avec la mort de Mahomet en 632 de l’ère commune c’est sur ce terreau que la tradition musulmane va s’étendre de Cordoue à Samarkand. Pour l’auteur, de 1150 ère commune à nos jours, l’influence de l’islam se concentre (carte à l’appui) au Moyen Orient, en Afrique du nord, la corne de l’Afrique, une tache au nord-est de l’Inde et en Indonésie…

  • 2/ la naissance et développement de l’Islam (An zéro de l’Hégire (cf. note bas de page) mort de Mahomet. Pour mémoire en France, an 632, Dagobert est roi des Francs ! « Si la plupart des arabes étaient à cette époque des polythéistes et les juifs des monothéistes convaincus, les deux groupes étaient plus ou moins similaires en terme de mœurs et de culture ». Ansary rappelle qu’au départ l’islam était bien un projet politique et religieux « épique cultuel et social »

La période la plus dense et la plus mouvementée de cette histoire du Monde vue par la tradition musulmane s’étale sur la période du Moyen-âge (Vème au XVème siècle). Une période où les récits s’entrecroisent, les velléités de domination s’accentuent… sur un territoire important. « …quelle version est vraie : il [Mahomet] laisse le lecteur en décider. Au fil des siècles, les lettrés ont compilé leurs propres versions des anecdotes les plus convaincantes, dont certaines sont devenues des contes oraux populaires… les adultes les racontent aux enfants à la maison, comme ce fut mon cas, et les professeurs de religion à l’école primaire »

Ces différents chapitres du livre nous obligent à observer les évolutions de la pensée musulmane, les soubresauts, les débats théologiques. Chemin faisant nous découvrons par le biais d’une approche intellectuelle originale cette culture musulmane, singulièrement la nature des débats, entre autres, qui alimentent la controverse sunnites/chiites.

Un arrêt particulier sur le chapitre : « Savants philosophes et soufis ». Une période riche de confrontations entre des savants-théologiens, des scientifiques-philosophes, des mystiques-soufis ! De plus « quiconque était capable de traduire un livre en arabe à partir du grec, du sanskrit, du chinois ou du persan pouvaient être bien rémunéré. » Par ailleurs, Bagdad devient une capitale culturelle comme Cordoue ou Le Caire. « Les grecs avaient inventé la géométrie. Les mathématiciens indiens eurent l’idée géniale de considérer le zéro comme un nombre, les babyloniens découvrirent toutes ces idées et en ajoutèrent quelques autres pour inventer l’algèbre et poser la fondation des mathématiques modernes… » En compilant, cataloguant, croisant ces données, les arabes ont apporté leurs pierres afin de structurer ces connaissances et d’en apporter de nouvelles dans les domaines de la chimie, de la médecine, autres exemples… En effet à cette époque pour les européens, l’âge d’or de l’islam se trouvait à Cordoue,  où « un roi chrétien recevait les soins d’un médecin juif à la cour d’un prince musulman ». Par ailleurs, Le Caire a donné naissance à la première université…

Progressivement une communauté islamique a vu le jour à partir de trois souches ethniques «  les turcs maintiendraient l’ordre avec la force militaire, les arabes apporteraient l’unité en élaborant la doctrine religieuse et les persans contribueraient à tous les autres arts de la civilisation ». Malheureusement tout cela vola en éclats… avec la création de la secte des assassins « appelés des fedayin (pluriel de feda’i, (prêt à se sacrifier). »

Tamim Ansary poursuit le déroulé de sa grille d’analyse pour décrypter ces évolutions :

  • 3/ Le Califat (la recherche d’une unité universelle) suivi par le schisme ; L’empire omeyade ; l’âge abbasside…

    • 4/ l’empire sedjoukide  (la fragmentation, l’âge des sultanats) : les turcs envahissent le monde musulman…

    • 5/ la catastrophe provoquée par les Croisés et les Mongols. Les arabes et les musulmans vont vivre une période terrible sous les assauts des Croisés mais surtout ceux provoqués par les troupes de Gengis Khan. On parle d’holocauste de génocide des populations musulmanes par Les Mongols. Ces derniers se sont heurté à la « Grande Muraille ! » et n’ont pas pu atteindre l’empire chinois…

  • 6/ La Renaissance, XVème et XVIème siècle pour nous. L’ère des trois empires :

    • Naissance de l’empire ottoman « les ottomans bénéficièrent du genre de hasard heureux qui fait toute la différence entre la réussite et l’échec d’une dynastie familiale : elle eut toute une série de chefs forts compétents et qui régnèrent longtemps. »..

    • «Si les mongols conquirent le monde islamique dans un éclair qui fit grand bruit, les musulmans finirent par reprendre sur les mongols non pas en regagnant leur conquête par la guerre mais en les assimilant par conversion».

  • 7/ la pénétration de l’orient par l’occident

    • Dans les années 689-1108 de l’hégire (1291-1600 de l’ère commune) les pays européens se déplacent beaucoup, surtout en contournant l’Afrique, pour atteindre l’océan indien et développer le commerce avec les Indes et la Chine, sans omettre la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Les liens culturels entre l’islam et le monde occidental demeurent par le biais notamment de la traduction de textes grecs. Le rayonnement des philosophes musulmans – Avicenne, Averroès entre autres – est réel. Malheureusement rapidement leurs travaux disparurent de la mémoire européenne.

    • Du coup l’impérialisme occidental s’est développé par les voies maritimes. Des « frottements » entre Occidentaux et Orientaux à l’ouest sur le continent se sont amplifiés avec les contacts commerciaux avec l’empire ottoman, les marchands de Venise…

    • A l’est un « grand jeu » se développe entre l’influence russe au nord et celle des anglais en Inde, autour de l’Afghanistan… Au passage on assiste à des rapprochements entre hindous et musulmans… L’influence de la révolution française puis des guerres napoléoniennes se fait sentir en Egypte notamment !

    • En 1850 les Européens dominent cet empire du Milieu sans avoir fait de grandes guerres… «  mais les musulmans, eux, étaient tout à fait conscients, car il est toujours plus difficile d’ignorer le rocher qui vous écrase que celui que vous chevauchez. »

  • 8/ les mouvements de réforme (1150-1336 de l’hégire ; 1537-1918 de l’ère commune) Les européens ne contestaient pas l’islam car ils l’ignoraient ! Pour autant des débats traversaient les pratiques et dogmes de la religion un peu sous la forme des contestations réformistes des protestants par rapport aux catholiques… Les portes de l’itjihad s’étaient fermées ! Ce mot signifie : « une pensée libre et indépendante fondée sur la raison ! » De ces réformes trois courants vont se dégager :

    • «  mettre fin à l’influence de l’occident et rendre à l’islam sa forme originale et virginale » ; l’homme « providentiel » fut Abd al-el Wahhab né en 1703. Ce fut la naissance du wahhabisme avec La Mecque comme épicentre.

    • « Renoncer à la pensée magique en définissant un islam éthique compatible avec la science et les activités laïques ». Autre doctrine développée par Syed Ahmad qui devint même sir Syed Ahmad d’Aligarh ( Aligarth, ville au nord de l’inde). Né en 1817 , il en fut le promoteur, ses idées se diffusèrent dans l’empire ottoman et en Iran.

    • « L’islam est la seule religion véritable, même si les musulmans peuvent apprendre de l’occident ! » une conception promue par un réformateur volcanique, Sayed Jamal al-Din al Afghani, qui serait né en 1836 en Afghanistan. Son influence pour expliquer en quoi l’Islam sert l’Etat se retrouve dans le mouvement des Frères Musulmans…

– 9/ le triomphe des modernismes laïques (1336-1357 hégire, 1918-1939 ère commune)

    • Une évolution à partir de 1932 par la division du monde arabe à partir de la politique des mandats : Transjordanie, Palestine, Irak sous mandats anglais Liban Syrie sous mandats français…

    • découverte dès 1901 des champs pétrolifères…

    • Déclaration en 1923 de la naissance d’un nouvel état nation : la Turquie. Dans cet Etat, l’islam sera confiné à la sphère privée… une révolution, promulguée par Mustapha Kemal (Atatürk), premier président de la République turque. En Iran, en Afghanistan des programmes politiques progressistes sont mis en place. Une Université voit le jour en Afghanistan. Dans tous ces pays on assiste à l’expression de signes visibles de libéralisation de la condition féminine. Dans cet esprit, il convient de souligner l’action du second président de la République égyptienne, Gamal Abdel Nasser. Dans cet Etat cette volonté d’ouverture est fortement contestée par les Frères Musulmans….

  • 10 / la réaction islamique face au triomphe du capitalisme démocratique liée aux modes de vie occidentaux…

    • Pour le monde musulman le fait marqueur du début d’un changement : la guerre des 6 jours contre Israël… en 1967

    • Avec l’effondrement du mur de Berlin, l’affaissement du communisme, le départ des Russes d’Afghanistan d’une part, puis la guerre d’Irak d’autre part les radicaux djihadistes et wahhabites se sont mobilisés. Pourquoi pas pour les musulmans de reconquérir une Médine Universelle…

    • Des voix trop minoritaires, pour l’instant, de culture musulmane, se font entendre comme Tamim Ansary pour élaborer « un cadre pour un monde islamique en paix avec ses voisins »

Tamim Ansary annonce dès le début de cet ouvrage le projet du prophète Mahomet dans le manifeste dit de Médine : « assurément, l’islam est une religion, mais c’est aussi, et ce fut dès le départ (depuis l’hégire), une entité politique. Oui l’islam prescrit une manière d’être bon ; oui, tout fidèle musulman espère aller au ciel en suivant ce chemin. Mais au lieu d’insister sur le salut individuel, l’islam propose un plan pour bâtir une communauté vertueuse. Les individus gagnent leur place au ciel en participant à cette communauté… qui consiste à bâtir un monde dans lequel les orphelins ne se sentent pas abandonnés et où les veuves ne vivront jamais dans la rue, sujettes à la faim et à la peur. »

« Dans l’islam, ce n’est pas l’homme qui consacre sa vie à servir et entretenir sa foi, mais la foi qui sert l’homme en élevant son humanisme. L’islam participe ainsi à une éthique universelle. » Pour Soheib Bencheikh, cette orientation facilite la rencontre et la cohabitation harmonieuse entre l’islam et tous les courants de pensée ou les enseignements religieux qui partagent ce même objectif humaniste. Si la foi est le vecteur de l’éthique, celle-ci demeure humainement appréhendée et partagée par les membres d’une même société. « Que l’athée s’engage dans son idéal humaniste, et que le monothéiste serve les enfants de Dieu par charité, par amour ou par crainte de l’au-delà, il y a là plusieurs motivations apparemment contradictoires, mais la finalité est formidablement la même : consolider une éthique commune humaniste, sociale et idéaliste ».

Ce livre nous invite à prendre une profonde respiration pour mieux appréhender cette civilisation qui est déjà entrée par le passé, par l’application du principe de Laïcité, dans un esprit Républicain dans des Démocraties modernes conformément aux vertus contenus dans un Islam éclairé.

Claude Brette, L’Histoire du Monde vue par la tradition musulmane, novembre 2019

NOTE

Définition de l’Hégire 

« Que recouvre le nouvel an musulman de l’Hégire, qui a eu lieu un dimanche 1er septembre l’an dernier ? Déjà, il s’agit du premier jour de l’année lunaire et du mois de Moharam, un mois sacré qui correspond au premier mois du calendrier islamique. C’est en 622 qu’a débuté la première année islamique, avec ce que les croyants musulmans considèrent comme l’émigration du prophète Mahomet (ou Muhammad) de la Mecque en direction de Médine, alors appelée Hijra. Pour les musulmans, le nouvel an musulman ne représente donc rien moins que la fondation de leur religion, l’Islam. La date du nouvel an musulman change chaque année dans notre calendrier grégorien, puisque le calendrier lunaire utilisé par les musulmans, le calendrier « hégirien », compte environ 10 jours de moins. En 2020,  l’hégire n’est pas célébrée dans la même période que le nouvel an juif (5781), Rosh Hashana, qui doit avoir lieu les journées du 19 septembre et du 20 septembre 2020. Si le nouvel an musulman ne représente pas traditionnellement un jour de fête, à la différence de l’Aïd el-Fitr part exemple, marquant la fin du ramadan, ou de l’Aïd el-Kébir, alias fête du sacrifice, il précède de 10 jours l’Achoura, fixée cette année les vendredi 28 et samedi 29 août, qui l’est. Enfin, la date de l’Hégire correspond à un jour férié au sein de plusieurs pays musulmans. »

L’histoire du Monde vue par la tradition musulmane

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